La common law est-elle ordre ou désordre?

  • 18 avril 2017
  • M. Jacquelin Charbonneau-Dufresne, coreprésentant de l’Université de Montréal, comité exécutif de la section des Étudiants et étudiantes

Introduction

L’un des deux systèmes juridiques occidentaux majeurs, la common law est, sauf quelques exceptions, le droit applicable dans les pays anglo-saxons. Son fonctionnement, si particulier pour les juristes de tradition civiliste, a fait couler quantités d’encre et continue d’alimenter nombre de débats[1]. L’un d’entre eux est celui dont le présent texte porte le titre : ordre ou désordre de la common law, telle est la question.

Avant de présenter une quelconque réponse à cette interrogation, il convient de définir et d’expliquer brièvement la common law et son fonctionnement. Ensuite, nous présenterons sommairement quelques notions de sémantique. Finalement, nous tenterons de jeter un semblant de lumière sur la question dont nous sommes saisis. Le droit civil servira d’outil comparatif dans la première et la troisième section.

Nature et fonctionnement de la common law

C’est en territoire anglais, aux lendemains de la conquête normande du 11e siècle, que se développe la common law. Celle-ci est un droit que l’on pourrait qualifier d’organique : l’ensemble des principes qui le forment est apparu au fil du temps, des évolutions de la société anglaise et des problèmes éventuellement soumis aux juges. En effet, à l’inverse des systèmes d’inspiration romaniste, dans les systèmes de common law, les tribunaux, de par leurs décisions, peuvent dicter des principes et règles de droit applicables dans la société. En droit civil, le droit applicable est l’unique fruit de la volonté du législateur, les juges se contentant d’interpréter la volonté de ce dernier exprimée dans les codes et lois.[2]

Cela étant, il faut distinguer les systèmes de common law au sens large et la common law au sens strict applicable à l’intérieur des régimes anglo-saxons. En effet, dans le premier cas, c’est l’ensemble du système juridique qui est désigné, alors que dans le second cas, il est question du droit issu des tribunaux et qui s’applique aux côtés de l’équité et de la législation. La nuance n’est malheureusement pas toujours facile à faire.[3]

Concernant les différences d’importance entre la common law et le droit civil, l’auteur Donald Poirier explique :

« La common law se distingue des droits romanistes principalement par les sources qu’elle reconnaît comme étant impératives. Ainsi, le rôle qu’y occupe la jurisprudence continue à constituer le point de divergence le plus marquant. Cependant, la conception que les praticiens de la common law et ceux de droit romaniste se font de la législation mérite quelques commentaires. »[4]

En effet pour les juristes de tradition anglo-saxonne, la législation est perçue comme étant une précision de la toile de fond préexistante qu’est la common law et doit donc être interprétée restrictivement. En droit civil, les codes et textes de loi doivent plutôt recevoir une interprétation large qui permette l’accomplissement du dessein du législateur.[5]

De même, si les droits et obligations découlent des codes et des textes législatifs dans les pays civilistes, ceux-ci naissent de la procédure en common law (surtout à ses débuts), d’où l’adage « remedies precede rights ». Ce type de fonctionnement trouve ses racines dans la façon dont les cours étaient saisies en Angleterre lors de la formation de la common law. Il fallait effectivement que la situation litigieuse tombe sous l’empire d’un bref (ou writ), qui donnait accès aux tribunaux. C’est pour cette raison que la common law est décrite comme un droit procédural.[6]

En somme, la common law est fondée sur l’activité judiciaire des juges au sein de différentes cours hiérarchisées en ordre d’importance. Au fil de leurs décisions, ceux-ci précisent le droit et son application en créant de nouveaux principes ou en interprétant le droit statutaire à la lumière du corpus de common law préexistant. En droit civil, les juges interprètent la volonté du législateur et rendent leur décision à la lumière de la législation et des divers codes mis en vigueur. En ce sens, on peut affirmer que la common law, avec sa notion de précédent, adopte une approche inductive ou ascendante, alors que le droit civil suit un raisonnement déductif ou descendant.[7]

Questions de sémantique

Avant de se prononcer sur un sujet aussi éminemment subjectif, il importe de qualifier les termes de la question. En effet, qu’entend-on par « ordre » ou « désordre »? Bien que la réponse à une telle interrogation soit par nature subjective, il apparait judicieux de consulter un dictionnaire afin de se doter de référents linguistiques adéquats qui permettront de baliser la prochaine section[8]. Ainsi, le Larousse définit les deux concepts comme ceci :

Ordre : Disposition organisée, structurée selon certains principes, chaque élément ayant la place qui lui convient; État d'un ensemble, d'un lieu, etc., dont tous les éléments sont à leur place, qui satisfait l'esprit par sa régularité, son organisation. 
Désordre : Absence ou manque de cohérence, d'organisation.

Le relatif désordre de la common law

A priori, la common law peut sembler ordonnée. En effet, elle est régie par un certain nombre de principes guidant son fonctionnement et qui permettent, au final, d’obtenir justice dans un grand nombre de pays. En ce sens, on peut certes avancer qu’elle est « organisée [et] structurée selon certains principes », pour reprendre les mots du Larousse. La common law, du moins dans son organisation et sa structure, ne peut définitivement pas être décrite comme désordonnée, puisqu’elle repose justement sur une procédure stricte pour arriver à ses fins.

Cela étant, en comparant la common law au droit civil, il devient pertinent de se reposer la question de l’ordre et du désordre. En effet, il y a des différences culturelles significatives entre les deux systèmes juridiques susmentionnés qui méritent d’être soulignées. L’éminent auteur américain Roscoe Pound caractérisait ainsi la common law :

« C’est une attitude d’esprit qui préfère avancer prudemment, sur le fondement de l’expérience, de ce cas-ci ou de ce cas-là au cas suivant, comme la justice dans chaque cas semble le requérir, au lieu de s’efforcer de tout ramener à de prétendus universaux. »[9]

Or, cette approche parcellaire de la common law résulte forcément en un avancement imprévisible du droit, au rythme inégal de la jurisprudence, elle-même à la merci des caractéristiques socio-économiques et politiques de la société à un moment donné. Au contraire, le droit civil, avec ses codes et lois, progresse de façon régulière, au gré de l’initiative de la branche législative du gouvernement. Cette différence est brillamment illustrée par l’auteur Vranken :

« An alternative graphic way of demonstrating the difference between both legal families is to visualize the civil law as a neat, closed circle and the common law as an ever-increasing number of stars in an ever-expanding sky. […] While this would worry a civilian who places great store in achieving, and maintaining order and neatness in the legal system, a common lawyer much more readily acknowledges the virtue that attaches to experience even if experience, not unlike life itself, can be messy at times. »[10]

De par sa préférence pour le précédent judiciaire et le rôle des juges comme créateurs du droit, la common law implique une sorte de confusion implicite par manque de direction centrale. Le droit qui en résulte n’est pas structuré ou disposé volontairement d’une quelconque façon et se forme organiquement au fil du temps et de l’expérience. Si, au final, le système arrive à un certain degré de cohérence, c’est sans régler la difficulté de sa couverture inégale et, par moments, arbitraire des problèmes des justiciables.

En ce sens, la common law comme corpus judiciaire n’est pas ordonnée, contrairement à sa procédure qui est rigoureusement encadrée et organisée. Le droit anglo-saxon se développe au fil du temps, de l’expérience et du hasard. Ses différentes branches fusant dans des directions qui peuvent parfois paraitres aléatoires. Cela dit, il ne faut pas exagérer ni l’ordre du droit civil, ni le désordre de la common law et il n’est pas rare que les textes législatifs de droit civil soient aussi confus et chaotiques que les principes développés par les juges de common law.

Conclusion

Nous avons vu qu’en raison de ses assises dans la foi de l’expérience, la common law peut sembler manquer de cohérence ou d’organisation lorsqu’elle est comparée au droit civil. Cet a priori comprend une part de vérité surtout au niveau du cheminement et de l’évolution du droit, et moins sous sa structure qui est fixée d’avance et prévisible. N’en demeure pas moins que le résultat est un cadre juridique éclaté qui offre une couverture inégale des divers domaines de droit et dont une connaissance intime et poussée de la jurisprudence est essentielle.

Soulignons toutefois que la common law et le droit civil semblent de plus en plus converger. En effet, la mondialisation et la complexification accélérée du monde moderne engrangent la multiplication de la législation dans tous les domaines de la société. Conséquemment, les lois prennent de plus en plus d’importance en common law et viennent restreindre la liberté des juges dans la formation du droit. Dans les années à venir, il sera certainement pertinent de repenser la question de la traditionnelle suprématie des juges dans les régimes de common law.

 

[1] Pierre LEGRAND et Geoffrey SAMUEL, Introduction au common law, La Découverte, Paris, 2008, p. 4

[2] Donald POIRIER, « La common law : une culture, une histoire et un droit procédural », dans Louise BÉLANGER-HARDY et Aline GRENON (dir.)., Éléments de common law canadienne : comparaison avec le droit civil québécois, Toronto, Thomson Carswell, 2008, p. 25 à 28

[3] Encyclopædia Britannica, Britannica Academic, 2017, « common law » [en ligne]; Thomas J. COURCHESNE, « Common law vs civil law: exploring selected implications », (2012) 42.4 Optimum Online [pdf]

[4] D. POIRIER, préc., note 2, p. 58

[5] Id., p. 58 et 68 à 70

[6] Id., p. 35 à 38

[7] Martin VRANKEN, Western legal traditions: a comparison of civil law & common law, Leichhardt, The Federation Press, 2015, p. 2

[8] La version électronique du dictionnaire, disponible gratuitement en ligne, a été consultée le 9 février 2017.

[9] Cité dans : Donald POIRIER, préc., note 2, p. 78

[10] Martin VRANKEN, préc., note 7, p. 27 et 28