Bilcon (chapitre 11 de l’ALÉNA) : Décider des « valeurs fondamentales de la communauté »

  • 20 avril 2015
  • Me Katia Opalka, présidente de la section de droit Environnement, énergie et ressources naturelles

Ce n’était qu’une question de temps avant que l’on ne fasse le procès de l’« acceptabilité sociale » dans un différend investisseur-État.

C’est ce qui est arrivé dans Bilcon c. Gouvernement du Canada, une affaire dans laquelle un investisseur du Delaware a réussi à convaincre deux des trois membres d’un banc d’arbitrage établi en vertu du chapitre 11 de l’ALÉNA que le Canada a enfreint ses engagements internationaux lorsqu’un panel fédéral-provincial a jugé qu’un projet de carrière et de port en eau profonde en Nouvelle-Écosse ne cadrait pas avec les valeurs fondamentales de la communauté et ne devait donc pas aller de l’avant. Le panel a déposé son rapport auprès des gouvernements fédéral et provincial, lesquels ont par la suite refusé d’approuver le projet. Fort de la décision majoritaire, l’investisseur réclame maintenant au gouvernement canadien environ 375 millions de dollars à titre de dommages.

À première vue, le différend porte sur un mauvais choix de mots. Après analyse, cependant, on en vient à comprendre que l’enjeu réel dans cette affaire est la question du rôle de la population et des tribunaux (plutôt que du législateur) dans l’établissement des politiques publiques.

On peut certes argumenter que « valeurs fondamentales de la communauté », tout comme « l’acceptabilité sociale », ne sont rien de plus que des expressions à la mode pour décrire des éléments qui font depuis toujours partie des évaluations environnementales. Peut-être bien.

On peut même convenir avec la dissidence dans Bilcon, que la question de savoir s’il est permis de tenir compte des « valeurs fondamentales de la communauté » dans le cadre d’une évaluation environnementale pourrait faire l’objet d’une demande en révision judiciaire devant un tribunal canadien mais n’atteint en aucun cas le degré d’irrégularité requis pour qu’on parle d’une violation de l’ALÉNA. D’accord.

Mais là, la dissidence dit ce qui suit :

[L]’assujettissement des inquiétudes liées à l’environnement humain à la faisabilité technique et scientifique d’un projet est non seulement une intrusion dans la façon de mener une évaluation environnementale, mais aussi une intrusion dans la politique publique environnementale de l’État. [Notre traduction]

Là on parle de droit interne. Dans les faits, nulle part le droit interne en matière d’évaluation environnementale ne précise-t-il que les inquiétudes l’emportent sur les faits. Tel que mentionné par la majorité dans Bilcon :

Dans le cadre de l’ALÉNA, les assemblées législatives pouvaient adopter des normes et des processus en matière d’évaluation environnementale différents de ceux qui étaient en place au moment du projet Bilcon. Le législateur néo-écossais aura pu, par exemple, prévoir que les gouvernements locaux devaient approuver les projets ou que ceux-ci ne pouvaient aller de l’avant sans qu’ils ne soient avalés par un référendum local. [Notre traduction]

Mais ils ne l’ont pas fait.

Or, tout étudiant en droit sait qu’une inquiétude est une opinion, et qu’une opinion est un fait, et qu’en ce qui concerne les faits, il existe une distinction entre l’opinion laïque et l’opinion d’un expert, et que, quand vient le moment d’apprécier l’ensemble de la preuve, il convient d’accorder une grande déférence au juge du procès. Il était donc loisible au panel d’évaluation environnementale, au terme des audiences, d’en venir à la conclusion, sur la base de ce qui avait été lu et entendu, que le projet tel que conçu risquait d’avoir des incidences sociales négatives et significatives, et que, de concert avec toutes les autres incidences négatives, sa recommandation était que le projet n’aille pas de l’avant.

Malheureusement, le panel a choisi les mauvais mots. En affirmant que le projet ne concordait pas avec les « valeurs fondamentales de la communauté », le panel laissait entendre qu’il avait soit renoncé à une partie de son autorité en faveur de la communauté, ou bien qu’il avait inventé quelque chose (les « valeurs fondamentales de la communauté ») dont il était seul à comprendre la signification.

Dans le cadre de notre système juridique, une commission d’examen conjoint doit lire et écouter, faire rapport et, parfois, émettre des recommandations. Elle n’a pas de pouvoir décisionnel. Elle ne peut enlever aux élus (ministre ou conseil des ministres) désignés par la loi le pouvoir de décision en refusant, comme ce fut le cas dans Bilcon, de faire l’analyse des mesures pouvant réduire les incidences négatives d’un projet. De plus, elle ne peut donner un pouvoir décisionnel à des tiers, par exemple, en transformant ses audiences en une sorte de référendum communautaire.

Des irrégularités importantes dans le déroulement d’un processus d’évaluation environnementale peuvent certainement être invoquées par un investisseur insatisfait du résultat; après tout, la justice naturelle fait partie de la règle de droit. La question de savoir s’il argumentera avec succès que ses droits issus de l’ALÉNA ont été enfreints dépendra d’un grand nombre de facteurs. L’occasion de signaler que son projet a été évalué en fonction d’une norme (« les valeurs fondamentales de la communauté ») qu’on ne retrouve nulle part en droit canadien lui rend la tâche d’autant plus facile.