Dans ses rêves de profession, se profilaient des aéroports, il entrevoyait des poignées de mains avec des hauts-fonctionnaires et dirigeants de divers pays, il se sentait imprégné des couleurs de multiples cultures. Le jeune parisien était attiré par la carrière de diplomate. Selon son père, les deux voies pour y parvenir étaient la littérature et le droit. Il a choisi le droit. En cours de stage à la Sorbonne, il a compris que sa Cour n’allait pas être le tribunal et que le cabinet n’allait pas constituer son lieu de travail. C’est en devenant Professeur Prujiner, spécialiste du droit international, qu’il allait se nantir des pierres qui lui ont permis d’ériger le bonheur professionnel dont il a atteint le faîte, 42 ans plus tard. Il a relâché la bride, mais il demeure passionnément arrimé à la transmission de la connaissance.
Portrait du président de la section de droit international, Maître Alain Prujiner
L’enseignement relève parfois de la prouesse de séduction intellectuelle. Tout est à faire, devant les esprits circonspects. « J’aime le défi que cela représente: j’ai entre 50 et 70 personnes devant moi et je dispose de 15 semaines pour leur faire comprendre des notions qui ne sont pas simples… », déclare le professeur émérite de l’Université Laval, enseignant en droit du commerce international, en droit international privé et en modes de règlement des différends.
Il fut « enlevé » par une québécoise qui étudiait en sociologie à l’Université Paris-Sorbonne à la fin des années 60. Avec elle, il a embrassé le Québec en 1969, à l’âge de 25 ans: elle est devenue la femme de sa vie et le Québec son lieu de vie.
Il ne manquait que le travail. En France, il avait déjà choisi son métier, après avoir été avocat-stagiaire dans un cabinet et travaillé à titre de juge stagiaire. Il avait alors également mis un pied dans l’enseignement, en œuvrant dans une école préparatoire aux études en droit.
« Je suis arrivé à l’Université Laval comme coopérant et on m’a offert un poste en 1971. J’ai commencé à enseigner en droit international privé », relate le conseiller en loi, âgé de 70 ans. Cette désignation, attribuée par le Barreau du Québec, alloue le droit de pratique et d’émission d’opinions juridiques mais elle ne permet pas de plaider. Son titulaire peut porter le titre de Maître. Ils sont à peine une douzaine de conseillers en loi au Québec.
Pas une seule fois il n’a songé à troquer l’autonomie intellectuelle dont il jouit dans son rôle d’enseignant universitaire contre le salaire peut-être deux fois plus élevé de l’avocat. « L’enseignant est son propre patron alors que quand tu es avocat, ton client est en quelque sorte ton patron », précise-t-il.
En parallèle, il a complété un doctorat en procédures civiles. Sa thèse portait sur le droit judiciaire d’urgence, analysé à partir d’une comparaison entre l’injonction interlocutoire en droit québécois et le référé en droit français. Il a notamment pu constater qu’en droit québécois, la procédure est marquée par des similitudes avec le droit anglo-saxon. « Un procès au Québec ne ressemble pas à un procès en France : le Québec a importé de la common law le fait que la preuve est fondée sur le témoignage alors qu’en France, elle se fonde surtout sur l’écrit, les documents », explique l’enseignant, auteur d’un grand nombre d’articles publiés dans des revues spécialisées ou dans le cadre d’ouvrages collectifs.
Il a par la suite intégré le fruit de ses recherches à un cours en procédure judiciaire qu’il a lui-même bâti. Même si le sujet paraît aride pour bon nombre d’étudiants, il dit avoir apprécié le fait de les démystifier pour ses auditeurs. À preuve, il l’a enseigné pendant 30 ans…
Les mutations
Me Alain Prujiner a convaincu les directions de l’université et de la Faculté de droit d’ajouter au corpus un cours de droit du commerce international. C’était au début des années 80 et le cours est depuis fort longtemps très populaire auprès des étudiants, signale-t-il.
Question de nourrir son enseignement, tout autant que son esprit, il a mis à profit « sur le terrain » ses compétences en droit du commerce international, auquel s’est peu à peu greffé l’arbitrage international. Il a ainsi co-organisé en 1985, une conférence sur l’arbitrage international, qui a été en quelque sorte la bougie d’allumage de l’adhésion du Canada à la Convention de New York.
À partir de 1992, il a également agi à titre d’arbitre dans des dossiers d’arbitrage international, mais ils ne constituaient alors pas son activité principale, mentionne-t-il. « Ça bonifiait mon enseignement. Il faut voir ce qui se passe dans notre domaine pour mieux l’enseigner », estime-t-il. Il honore aujourd’hui beaucoup plus de mandats de ce type.
À l’instar du contenu de ses propres cours qui gagnait ainsi en reflétant davantage la réalité, le monde de l’enseignement – et sa pratique – ont évolué au gré de l’évolution de la technologie au cours des 40 dernières années. Lorsque Me Prujiner a fait son entrée dans cet univers, non seulement les ordinateurs n’y avaient pas fait leur apparition mais les enseignants détenaient seuls les clés du savoir, fait-il remarquer. L’avènement d’internet a changé la donne, puisque les étudiants peuvent y trouver la plupart des informations qu’ils recherchent; l’enseignant est à la disposition de ses étudiants afin de les aider à traiter cette masse d’informations.
Et si le monde juridique a lui-même subi des transformations depuis le début de la carrière du professeur Prujiner, la matière des cours s’en est ultimement trouvée métamorphosée à plusieurs reprises. « Je me suis amusé à regarder le contenu du premier cours en droit international privé que j’ai donné en 1970, de même que celui du dernier, en 2010-2011 : moins de 10% de la matière est la même… », relate-t-il en précisant que le système d’arbitrage était marginal à l’époque où il a commencé à enseigner.
S’il ne prodigue plus aujourd’hui de cours magistraux, à titre de professeur émérite, Me Prujiner partage encore ses connaissances, notamment en dirigeant des étudiants au doctorat et en donnant des formatons intensives. L’Université Laval lui a par exemple confié, en 2013, la formation, pendant une semaine, de hauts-fonctionnaires et de juges en droit du commerce international à Haïti.
Il continue à prononcer des conférences et à écrire; il a notamment rédigé le premier fascicule en droit international privé pour l’encyclopédie JurisClasseur.
Somme toute, la salle de cours bondée d’étudiants à chaque semaine lui manque, admet-il… Néanmoins, s’il continue à frayer avec des acteurs du milieu juridique, il croisera d’autres juristes qui ont reçu ses enseignements. Ils reconnaîtront professeur Prujiner, assurément, lui confieront quelques bribes de leur parcours, possiblement et éprouveront probablement une petite ondée de reconnaissance. Ils l’exprimeront, ou la tairont, stoppés par la timidité. Mais le maître pourra se rappeler qu’il est parvenu des milliers de fois à léguer la connaissance du droit et le désir de faire régner la justice. Pour le plus grand bonheur de ceux qui y vouent aujourd’hui leurs efforts et leur passion.