L’arrêt Hart de la Cour suprême en lien avec les opérations M. Big

  • 04 août 2014
  • Me François Dadour – Président de la Section droit criminel

Le 31 juillet dernier, la Cour suprême du Canada rendait ses motifs dans l’affaire Hart (R. c. Hart, 2014 CSC 52). L’arrêt porte principalement sur l’admissibilité d’une déclaration extrajudiciaire obtenue dans le cadre d’une opération de type « Monsieur Big ».

Ce type d’opération policière clandestine vise à entraîner un suspect dans les activités d’une organisation criminelle fictive. Une fois séduit par la perspective d’un enrichissement personnel et par l’appartenance à l’organisation, le suspect est invité à confesser le crime dont il est soupçonné. C’est le patron de l’organisation fictive qui recueille cette confession. Elle peut être obtenue dans des circonstances qui ne franchiraient pas le seuil de la règle des confessions (fortes pressions, menaces voilées, etc.). Ces opérations policières nécessitent des ressources importantes et sont de longue haleine. Elles sont généralement réservées aux crimes graves non résolus.
 
Le juge Moldaver, pour la majorité, résume le problème ainsi : « [I]l nous faut rechercher un juste équilibre qui prévient le risque de déclaration de culpabilité injustifiée inhérent à un aveu infondé, mais qui n’empêche pas la police de mettre à profit son habileté et son ingéniosité pour résoudre un crime grave » (par. 3).
 
Bien que la fiabilité de l’aveu obtenu par M. Big soit au centre du problème soumis à la Cour, d’autres questions incidentes sont également importantes. A titre d’exemple, le jury entend une preuve de mauvaise réputation entourant la manière dont l’accusé a été entraîné dans l’organisation criminelle, incluant les crimes fictifs qu’il a été amené à commettre. De surcroît, cette preuve de mauvaise réputation entache son éventuel témoignage. Enfin, ce type d’opération peut constituer un abus « en faisant régner un climat empreint de brutalité » (par. 9).
 
Les deux garanties judiciaires qui protègent normalement le suspect contre ces tactiques policières sont la règle des confessions et le droit au silence. Or, la règle des confessions ne s’applique que si le récipiendaire de la confession est une personne en autorité aux yeux de l’accusé, ce qui n’est pas le cas de M. Big. La règle des confessions est donc inapplicable. Le droit au silence s’exerce en cas de détention. Or, l’accusé n’est pas détenu lors de sa confrontation avec M. Big, puisqu’il ignore que celui-ci est un agent de l’État.
 
Compte tenu du risque d’erreur judiciaire qui découle d’un aveu potentiellement problématique, la Cour a créé une nouvelle règle d’admissibilité en common law. Cette règle est la suivante : lorsque la police amène un suspect à se joindre à une organisation criminelle fictive et qu’un aveu est ainsi recueilli, cet aveu sera réputé inadmissible. Il appartiendra au ministère public de démontrer son admissibilité par prépondérance. L’admissibilité découle d’une valeur probante qui l’emporte sur son effet préjudiciable.
 
La valeur probante est liée à la fiabilité. Pour apprécier la valeur probante de la confession à M. Big, le juge du procès doit examiner d’abord les circonstances de la déclaration. Ces circonstances incluent la durée de l’opération, le nombre d’interactions entre les policiers et le suspect, la nature de la relation qui s’est établie, la nature des incitations et leur importance, le recours à des menaces, la conduite de l’interrogatoire, la personnalité de l’accusé, son âge, ses connaissances et son état de santé mentale (par. 102). Ensuite, le juge des faits doit rechercher une preuve de corroboration : le degré de détail de l’aveu, l’existence d’une preuve dérivée, les faits non révélés au public ou que l’accusé ne peut autrement connaître que s’il est l’auteur du crime (par. 105).
 
Quant à l’effet préjudiciable, il relève, comme en matière de faits similaires, du « préjudice moral » et du « préjudice par raisonnement ». Le premier est lié à la preuve de mauvaise réputation. Le second au risque que le juge des faits soit distrait de la détermination de l’innocence ou de la culpabilité de l’accusé. Dans certains cas, la Cour précise que l’exclusion de certains éléments de preuve ou des directives limitatives au jury peut constituer une alternative viable (par. 107).
 
Le juge du procès soupèsera ainsi la valeur probante et l’effet préjudiciable, en veillant à ce que le ministère public se décharge de son fardeau de preuve. Il va de soi qu’il s’agit de la détermination d’un seuil de fiabilité, comme en matière de ouï-dire. Si la preuve est admise, c’est au juge des faits qu’appartiendra ultimement la détermination de la valeur probante finale.
 
L’arrêt Hart comporte une autre dimension qui lui confère une importance juridique majeure. La Cour a saisi l’occasion offerte par le pourvoi pour « redynamiser » (par. 114) et donner « un nouvel essor » (Id.) à la doctrine de l’abus de procédure. L’abus de procédure doit être prouvé par l’accusé selon la prépondérance des probabilités. Une conclusion favorable peut mener à l’exclusion de la preuve ou à un arrêt des procédures. Afin de déterminer si les procédures découlant d’une opération M. Big sont abusives, le juge du droit doit scruter le comportement des policiers, incluant les incitations, les menaces, la contrainte, la violence et la menace de violence, de même que l’exploitation des faiblesses et vulnérabilités de l’accusé (santé mentale, toxicomanie, jeunesse) (par. 116, 117). Quant à la procédure, la majorité suggère que la question de l’abus de procédure soit étudiée en premier lieu. En effet, une conclusion d’abus rend inutile la mise en balance de la valeur probante et de l’effet préjudiciable (par. 89).
 
Madame la juge Karakatsanis a inscrit sa dissidence. Pour elle, la solution ne passe pas par l’élaboration d’une nouvelle règle de common law, mais par l’application de la Charte. Le ton est donné par le commentaire obiter suivant : « L’opération Monsieur Big constitue une technique d’application de la loi créative et parfois utile. Les tribunaux doivent toutefois scrupuleusement veiller à ce qu’elle respecte ses limites afin qu’elle demeure une stratégie utile et ne devienne pas un stratagème permettant à l’État de manipuler une personne présumée innocente et détruire sa vie. Je suis déconcertée par les moyens extrêmes que les policiers ont employés pour coincer l’intimé. Ils ont exploité ses faiblesses lors d’une opération longue et profondément manipulatrice » (par. 236, 237).
 
Le raisonnement de la juge Karakatsanis prend assise sur le principe de protection contre l’auto-incrimination. Il s’agit d’un principe de justice fondamental protégé par l’article 7 de la Charte. Tel que discuté dans une jurisprudence constante – notamment et principalement l’arrêt R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417 – le principe protégeant contre l’auto-incrimination est un principe directeur qui transcende le droit pénal (the single most important organizing principle in criminal law : R. c. P.(M.B.), [1994] 1 R.C.S. 555, monsieur le juge Lamer). Le droit au silence et la règle des confessions sont des corollaires du principe de protection contre l’auto-incrimination. Dans l’arrêt White, ce principe a mené à l’exclusion de déclarations contraintes (par la loi) bien que l’accusé n’ait pas été détenu au sens de la Charte au moment où ces déclarations ont été formulées.
 
Le but de ce principe est triple : l’autonomie des individus, la fiabilité des déclarations et l’examen de la conduite de l’État (par. 175, 186). La grille d’analyse de l’arrêt White peut donc s’appliquer à une situation de M. Big puisque tant l’objet que le but du principe de protection contre l’auto-incrimination sont sollicités dans le cadre de ce type d’opération. Cette grille comporte quatre facettes : une relation de nature contradictoire existe-t-elle entre l’accusé et l’État? L’État a-t-il recours à la contrainte? Cette contrainte peut-elle rendre les déclarations non dignes de foi? L’utilisation des déclarations augmente-t-il le risque de conduite abusive de l’État?
 
Sur le plan juridique, il est certes d’intérêt de noter cette expansion du principe de protection contre l’auto-incrimination d’une situation de déclaration contrainte par l’effet de la loi à une déclaration contrainte par l’action des représentants de l’État. Si elle recevait l’aval d’une majorité de la Cour dans l’avenir, cette approche pourrait être riche en rebondissements et applications diverses.
 
Pour conclure, il vaut de rappeler que tant la majorité que la dissidence soulignent le pouvoir résiduel et discrétionnaire du juge du procès d’exclure une preuve dont l’admission compromettrait l’équité du procès. Pour rappel, il s’agit de la règle de common law établie par l’arrêt R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562. Ce pouvoir résiduel se superpose et s’ajoute aux grilles d’analyse développées par la majorité et par la dissidence.