Dans le récent arrêt R. c. Babos, 2014 CSC16, la Cour suprême se prononçait – à nouveau – surl’opportunité ou non d’arrêter les procédures dans un cas particulier. L’intérêt de la décision porte sur les commentaires d’ordre général qui s’en dégagent et qui sont toujours utiles aux pénalistes, de même que sur une fracture de plus en plus apparente au sein de la Cour.
Les faits sont d’une importance relative et peuvent se résumer ainsi : le juge du procès a arrêté les procédures en lien avec trois séries de faits précis et non reliés. D’abord, la procureure du ministère public a intimidé les appelants en les menaçant de porter des accusations additionnelles s’ils ne reconnaissaient pas les accusations portées. Ensuite, deux policiers se sont concertés et ont modifié leurs témoignages. Enfin, la nouvelle procureure du ministère public aurait obtenu de manière illicite le dossier médical d’un des deux appelants. La Cour d’appel a pour sa part annulé l’arrêt des procédures et ordonné un nouveau procès.
L’opportunité d’arrêter les procédures campe solidement la distinction déjà discutée dans d’autres arrêts entre l’inconduite qui affecte l’équité du procès, et l’inconduite qui, sans affecter l’équité du procès, porte atteinte à l’intégrité du système de justice. Cette dernière catégorie, rappelle-t-on, se nomme la catégorie « résiduelle ». En l’espèce, les trois comportements dont se plaignent les accusés n’affectent pas l’équité du procès. Ils entrent donc dans la catégorie résiduelle.
Selon la majorité, la grille d’analyse est identique, afin de déterminer si l’arrêt des procédures s’impose en lien avec la catégorie principale ou la catégorie résiduelle. Cette grille se forme en trois étapes (par. 32). La première étape vise à déterminer si l’atteinte est « révélée, perpétuée ou aggravée par le déroulement du procès ou son issue ». La deuxième porte sur l’existence ou non d’une réparation. La dernière consiste en une pondération entre l’intérêt, pour la société, que le litige soit tranché à son mérite et l’intégrité du système de justice. Cette troisième étape n’entre en jeu qu’en cas d’incertitude subsistant à l’issue des deux premières étapes.
Bien qu’applicables, les trois critères peuvent jouer un rôle différent selon que l’arrêt des procédures tombe dans l’une ou l’autre des catégories. Par exemple, une conduite « choquant le sens du franc-jeu et de la décence de la société » (par. 35) franchira généralement la première étape dans le cas de la catégorie résiduelle. Une réparation, envisageable à la deuxième étape, doit réparer le tort causé à l’administration de la justice, et non à l’accusé (par. 39). Une réparation qui ne permettrait pas au système de justice de se dissocier d’une conduite répréhensible ne rachèterait pas celle-ci à la deuxième étape. Contrairement à la catégorie principale, l’exercice de pondération sera d’une importance accrue à la troisième étape (par. 41).
Relativement aux faits de l’affaire, le juge Moldaver conclut que les faits les plus susceptibles d’engager un tel débat sont ceux qui sont liés aux menaces de la procureure du ministère public. La tactique d’intimidation employée était « indubitablement répréhensible et indigne de sa charge » (par. 61). Ce comportement est suffisamment grave pour franchir la première étape. Comme personne n’a suggéré qu’une quelconque réparation aurait été satisfaisante, la deuxième étape, soit celle de la recherche d’une solution moins attentatoire, est également franchie. Reste l’exercice de pondération, dans lequel le contexte doit jouer un rôle important. En l’espèce, les menaces ont été proférées un an avant le procès, et dix-huit mois avant qu’elles ne soient portées – presque fortuitement – à la connaissance du juge du procès. La procureure en question n’occupait plus au dossier au moment du procès. Celui-ci visait des accusations sérieuses en lien avec les armes à feu, la drogue et la criminalité organisée. Aussi, les menaces se superposaient à la possibilité que des accusations additionnelles révélées par l’enquête préliminaire soient déposées contre les appelants, ce qui s’est d’ailleurs produit indépendamment de la tactique d’intimidation du ministère public. La majorité conclut donc que la gravité de la conduite reprochée n’atteint pas, à la troisième étape, le seuil de gravité nécessaire pour l’arrêt des procédures.
Pour la juge Abella, dissidente, la manœuvre du ministère public « porte un coup fatal au cœur de la confiance du public dans [l’] intégrité [du système de justice] » (par. 75). Trois considérations sont essentielles à cette conclusion. Dans un premier temps, elle estime que le passage du temps n’est pas un élément pertinent dans l’incidence des menaces sur l’intégrité du système de justice. Que le juge du procès ait omis de tenir compte de cet élément n’est donc pas justifié. Dans un deuxième temps, l’étape de la pondération des intérêts opposés – d’une importance additionnelle lorsque la conduite s’inscrit dans la catégorie résiduelle – ne s’impose que lorsqu’il y a une incertitude quant à l’opportunité d’arrêter les procédures. Or, une telle incertitude n’existait pas dans les faits de l’affaire. Dans un troisième et dernier temps, la juge dissidente se questionne quant à l’existence même d’un intérêt qui pût s’opposer à une conduite intolérable et reconnue comme telle.
Deux nuances se dégagent de cet arrêt, l’une juridique et l’autre factuelle. Sur le plan du droit, il appert que bien que les règles soient fixées par une jurisprudence constante, une évolution continue à se dessiner. En effet, même si les deux catégories de préjudice sont bien définies, leur interprétation mène à des conclusions opposées, particulièrement sur le rôle que doit jouer la pondération des intérêts contraires dans un cas qui met en cause la catégorie résiduelle. Sur le plan des faits, malgré deux décennies de jurisprudence qui ont façonné le test actuel, l’appréciation de ce qui constitue une atteinte à la décence ou au franc-jeu, et ce qui constitue un cas extrême, mène encore à des conclusions opposées. Bien entendu, ces questions sont essentielles puisqu’elles mettent en exergue les deux principes de fond qui s’opposent pour atteindre le résultat juste dans toute affaire pénale : l’équité du processus et la découverte de la vérité.