En tant que président de la Division du Québec de l’Association du Barreau canadien, je me sens interpelé par plusieurs commentaires négatifs publiés sur les médias sociaux ou diffusés à la télévision ou à la radio alléguant un manque de sagesse des juges ou encore la mauvaise foi d‘avocats de la défense qui provoqueraient des délais dans le seul objectif d’obtenir un arrêt des procédures.
Ces commentaires m’apparaissent injustes et non fondés. Ils ne peuvent que reposer sur une incompréhension de la tâche des juges et ainsi que sur des préjugés généralisés à l’ensemble des avocats.
Le droit à la tenue d’un procès dans un délai raisonnable est un droit fondamental qui protège l’ensemble de la société et impose aux gouvernements de prendre les mesures nécessaires afin d’assurer que les procès criminels se tiennent dans un délai raisonnable.
Cela protège les accusés, qui sont présumés innocents, d’avoir à supporter trop longtemps le poids et les impacts négatifs des accusations. Selon la nature des accusations et les circonstances de chaque cas, certains accusés seront détenus durant la période précédant leur procès. D’autres devront composer avec la simple existence d’accusations portées, mais non encore adjugées, ce qui est de nature à entacher leur réputation et limiter leur capacité d’occuper un emploi et de gagner leur vie. Les délais déraisonnables avant la tenue d’un procès ne changent en rien l’innocence ou la culpabilité des accusés. Ils ne sont au bénéfice de personne.
Ce droit protège aussi les familles des accusés. Ces familles sont dans la plupart des cas innocentes de quoi que ce soit.
Les victimes des crimes souffrent également des délais encourus avant la tenue des procès dans lesquels elles sont impliquées.
Le désormais célèbre arrêt Jordan de la Cour suprême du Canada, que trop peu de gens ont lu en entier, voire même en partie, avant de le commenter, n’a pas créé un nouveau droit, il a plutôt balisé l’application d’un droit reconnu avant l’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés. Ce qui caractérise cet arrêt est l’imposition de normes plus claires et précises afin d’assurer la protection de ce droit.
Nous pouvons compter sur une magistrature qui fait l’envie partout dans le monde. Nos juges sont hautement compétents et soucieux des intérêts supérieurs de la justice. Aucun juge ne prend à la légère une demande d’arrêt des procédures et c’est toujours par sens du devoir, à contrecœur, qu’il ordonnera un arrêt de procédures criminelles.
Les avocats de la défense sont soumis à un code de déontologie et jouent un rôle fondamental dans toute société libre et démocratique. Il ne faut pas présumer que les avocats de la défense tentent de créer artificiellement des délais. Ils n’y gagneraient de toute façon absolument rien. En effet, dans le calcul des délais prescrits par l’arrêt Jordan, seront exclus tous ceux dont la responsabilité revient à la défense. La Cour suprême impose des limites seulement aux délais dont l’État est responsable.
Le problème des délais déraisonnables n’est d’ailleurs pas limité au Québec, mais est plutôt commun à l’ensemble du pays.
L’Association du Barreau canadien et les divers acteurs impliqués dans l’administration de la justice travaillent d’ailleurs depuis longtemps à trouver des solutions aux délais devant les tribunaux, que ce soit en matière criminelle ou civile. Il s’agit d’un problème qui ne connaît pas une solution unique et qui impliquera certains changements de culture.
De façon concrète, l’Association du Barreau canadien a proposé 10 voies de solutions pour accélérer le déroulement des procès criminels :
- nommer un nombre suffisant de juges;
- fournir de l’aide juridique adéquate;
- mettre l’accent sur un règlement dès les premières étapes;
- utiliser les technologies;
- régler la question de la surreprésentation des Autochtones;
- retirer des rôles les accusations mineures;
- affecter les ressources nécessaires;
- améliorer les pratiques de communication de la preuve;
- conserver les enquêtes préliminaires;
- abroger les peines obligatoires.
Les gouvernements doivent continuellement faire des choix quant à leurs priorités et doivent en assumer la responsabilité. L’épineuse question des délais de notre système judiciaire est désormais une priorité incontournable. Il faudra du temps et des ressources suffisantes pour mettre en place les changements requis.
Dans l’immédiat, il est urgent de combler les postes de juges vacants et d’en créer de nouveaux. Nous saluons la décision du gouvernement du Québec de nommer 16 nouveaux juges à la Cour du Québec et d’embaucher 45 nouveaux procureurs. Nous appuyons la position prise par l’ABC quant au gouvernement fédéral et saluons la nomination la semaine dernière du Comité consultatif sur la magistrature Québec - Est (le comité chargé d’étudier les candidatures des avocats de l’est du Québec qui désirent devenir juges).
Les juges et les avocats ne sont pas les responsables des délais déraisonnables et ne doivent pas être blâmés pour les impacts actuels de l’arrêt Jordan. Ils continueront d’être les gardiens des droits et libertés et de notre démocratie, en ne ménageant aucun effort pour représenter et juger dans des circonstances hors de leur contrôle et qui doivent être améliorées.
Note
Cette lettre a également été publié dans La Presse+ et Le Devoir.