Entrevue avec le Professeur Pierre-Gabriel Jobin, Ad. E., professeur émérite et titulaire émérite de la Chaire Wainwright en droit civil, Faculté de droit de l'Université McGill.
Chaque année, l’ABC-Québec décerne la Médaille Paul-André-Crépeau à un.e juriste qui a contribué à l’avancement des aspects internationaux du droit privé et du droit commercial, au Québec et au Canada.
Vous avez consacré toute votre carrière au développement et à l'approfondissement du droit civil québécois, dans une perspective de droit comparé, ainsi qu'à son rayonnement au Canada et à l'étranger.
Qu’est-ce qui vous a amené vers le droit comparé en droit civil et commercial ?
Le droit comparé, c'est plein de vertus. Cela permet d'abord de connaître notre propre droit en se comparant aux autres. On est amené à approfondir nos propres droits, institutions juridiques et règles. À l'occasion, ça permet d'intégrer dans notre droit (le droit québécois et le droit canadien), des solutions de l'étranger, d'un autre système juridique, qui pourraient être appropriées ici. Depuis vingt ans à peu près, avec le développement fulgurant des techniques de communication, le droit comparé s'est répandu et le droit étranger est devenu plus accessible. Au Canada, si vous regardez les jugements de la Cour suprême depuis vingt ans, on peut noter qu’il y a plus de droit comparé qu'auparavant. Le droit comparé fait partie, à présent, des usages en jurisprudence et aussi dans les cabinets privés lors de gros litiges en droit civil et commercial. Au début de ma carrière, j’ai rédigé une thèse en droit comparé (France -Québec) dans le cadre de mon doctorat à Montpellier, en France. Une fois ma thèse publiée, j'ai rédigé des articles et j’ai participé à de nombreuses conférences au Québec, au Barreau canadien, à l'Association québécoise de droit comparé, à l'Académie internationale de droit comparé, à l’Association Henri Capitant, et d’autres.
Vous avez également rédigé deux articles consacrés à Paul-André Crépeau, à savoir « Paul-André Crépeau, un personnage » et, avec le professeur Sylvio Normand, « La pensée de Paul-André Crépeau à travers ses écrits doctrinaux », pouvez-vous m’en dire plus sur votre relation avec le prof. Crépeau ?
Je connais le Pr Crépeau depuis bien longtemps. En 1964, j'étais en deuxième année du Baccalauréat en droit à l'Université Laval et il était professeur à l’Université de McGill, mais il venait chaque semaine nous donner un cours de droit international privé. À cette époque-là, les cours étaient du lundi au vendredi et il n'y avait jamais de cours le samedi. Mais le Pr Crépeau donnait trois heures de cours le samedi matin parce qu'il ne pouvait pas venir en semaine. Il prenait le train pour Québec le vendredi soir et il repartait le lendemain après-midi pour Montréal. II faut savoir qu’en 1964, c'était la première année où la présence au cours n'était plus obligatoire à l'Université de Laval, y compris à la Faculté de droit ; ainsi, beaucoup d’étudiants prenaient congé durant la semaine. Bien que les cours du Pr Crépeau étaient donnés le samedi et que la présence des étudiants n'était pas obligatoire, c’était extraordinaire de voir que la salle de cours était pleine, tout le monde était présent ! Il était un excellent enseignant et un excellent conférencier. Ses cours n'étaient pas des cours magistraux au sens traditionnel, mais des conférences, et il avait l'art de passer des messages, de s'insurger par rapport à certaines décisions de la Cour suprême. Il était un excellent communicateur à l’université.
La carrière du Pr Crépeau a été exceptionnelle. Il a été président de l’Office de révision du Code civil, qui a produit le canevas du Code civil que l'on connaît aujourd'hui. Ce n'est pas rien, c'est une œuvre de très grande envergure et une contribution immense au droit québécois.
Par ailleurs, il a été membre de Unidroit (l'Institut international pour l'unification du droit privé) pendant plusieurs années. Il s’agit d’un organisme des Nations unies pour l'unification du droit à travers le monde où, il était représentant canadien, et il a aussi été président de l'Académie internationale de droit comparé. Il estimait que sa place était à l'université à la fois dans l’enseignement et la recherche. Il a fondé un centre de recherche en droit privé et comparé qui porte son nom aujourd'hui. Le Pr Crépeau avait deux visages si je peux dire : en public c'était un homme affable, au langage châtié, et il pouvait se montrer intimidant. Avec ses proches et ses collègues, en revanche, il était un homme très simple et chaleureux. En1976, j’ai été recruté par l’Université de McGill et j'ai commencé à m’impliquer dans ses projets, je suis devenu de ce fait un de ses proches collaborateurs. Ensemble, avec deux autres collègues, nous avons travaillé à lancer un traité de droit civil, un ouvrage très approfondi comme il en existe en Europe. Et mon livre sur le louage va servir de référence ou peut-être de modèle pour les autres volumes à venir. Nous avons également travaillé ensemble à l'Académie internationale de droit comparé en 1990, lors du grand Congrès mondial de droit comparé à Montréal. Le Pr Crépeau était président et j'étais le directeur général. Ce fut un succès, 450 personnes sont venues à ce grand rassemblement de comparatistes !
Par la suite, le Pr Crépeau a été élu président de l'Académie internationale de droit comparé qui est de la seule organisation mondiale de droit comparé. Au Québec, vous avez l'Association québécoise de droit comparé, que le Pr Crépeau et moi avons présidée successivement, et dans le reste du Canada, il y a l'Association canadienne de droit comparé. L'Association québécoise de droit comparé est l’interlocuteur de l'Académie internationale de droit comparé au Québec.
Le Pr Crépeau a été une figure éminente au Québec, au Canada et par la suite en France et ailleurs. Il était à la fois un collègue et un ami pour moi. Vous comprenez donc ma motivation à faire paraître les deux articles sur lui, auxquels vous faites allusion.
Au niveau international vous avez publié plusieurs articles :
Notamment dans La Revue trimestrielle de droit civil (une revue française qui couvre tous les domaines du droit civil et du droit judiciaire privé.) et dans la Revue internationale de droit comparé (seule revue générale de droit comparé publiée en France, qui est destinée à fournir aux juristes de toutes spécialités et de tous pays une information suivie sur l’évolution de la science juridique en France et à l’étranger, tant du point de vue doctrinal que pratique.), pouvez-vous m’en dire plus sur vos publications et sur votre engagement au niveau international ?
Mon premier article de niveau international a été publié en 1977 dans la Revue internationale de droit comparé, et par la suite, j’ai publié régulièrement dans cette revue et surtout dans la Revue trimestrielle de droit civil. Celle-ci est la première revue de droit civil au monde, la plus connue et la mieux cotée. En Europe et dans le monde, il ne doit pas y avoir beaucoup de bibliothèques qui n’y sont pas abonnées. J’ai publié aussi des articles sur l'évolution du droit québécois avec une certaine perspective de droit comparé. Je suis très fier d'être le correspondant canadien de la Revue trimestrielle de droit civil. J’y ai fait paraître récemment un article sur le grand arrêt de la Cour d'appel du Québec dans l'affaire du tabac.
J'ai publié aussi très récemment en France, avec un collègue français, à la Trimestrielle civile, un article sur l'éthique des juges en France et au Québec - l'éthique et plus particulièrement l'objectivité des juges. Je publierai en 2024 au Québec un article sur l’histoire du droit comparé. C'est un sujet très intéressant, car il y a eu beaucoup de combats idéologiques et de revirements.
Vous êtes professeur émérite et titulaire émérite de la Chaire Wainwright en droit civil, vous avez une carrière professionnelle et académique impressionnante. Aujourd’hui, vous êtes retraité; est-ce que vous continuez à travailler sur des projets de recherche ?
Je n’arrêterai pas de travailler tant que la santé me le permettra. Présentement, je travaille avec un collègue français sur le phénomène des revirements de jurisprudence au Canada et en France. À côté de certains revirements plutôt « techniques », d’autres ont eu d’importantes répercussions sociales. Pendant plusieurs années, la Cour suprême suivait une certaine interprétation des articles de loi et à un moment donné, elle a effectué des revirements, pour des raisons diverses. Cela peut être d’ordre politique, judiciaire ou en raison de nouveaux développements sociaux et économiques; c'est un phénomène très intéressant à étudier. À partir d'une sélection de revirements, on va présenter la situation et offrir des observations sur ce phénomène. À titre d'exemple de revirements, vous avez les arrêts Morgentaler sur l'avortement, lequel était considéré comme interdit par Code criminel. À une certaine époque, il y a eu un revirement majeur dans la société sur cette question et le droit s’est adapté, peut-on dire : l’avortement a cessé de constituer un crime. Ce sont ensuite le Collège des médecins et les collèges des autres provinces qui ont pris en main la réglementation sur l'avortement, notamment concernant la question de quand et comment procéder du point de vue médical. Plus récemment, il y a eu l’affaire Carter c. Canada, qui a décriminalisé l’aide médicale à mourir et qui a carrément renversé la célèbre affaire Sue Rodriguez. Cet arrêt a cependant posé certaines conditions pour que l’aide médicale à mourir soit légale, et les provinces ont été obligées de se conformer à ces conditions.
J’aimerais aussi discuter de votre implication au sein de l’ABC, vous avez dirigé pendant 15 ans la Revue du Barreau canadien en tant que Directeur associé, vous avez également rédigé de nombreux articles, quel souvenir en gardez-vous ?
J'ai d'abord été approché pour être Directeur associé de la Revue du Barreau canadien. Celle-ci a été dirigée très longtemps par un professeur des provinces de common law et, à un certain moment, le Conseil national a décidé qu'il fallait qu’un civiliste aussi soit à la tête de la revue, et c'est le professeur Jean-Louis Baudouin qui est devenu le premier directeur associé de la revue. Quand le professeur Baudouin a été nommé juge à la Cour d’appel, il m'a proposé de lui succéder. Pour moi, c’était un honneur et la possibilité de faire un travail très intéressant. Par la suite, c’est en qualité de directeur associé de la Revue que je suis devenu membre du Conseil de l’ABC-Québec. Aujourd’hui, c'est le professeur Patrice Deslauriers, de l'Université de Montréal, qui a pris la relève.
À l’époque, je dirigeais la Revue conjointement avec un professeur de common law. Dans un premier temps, j’ai collaboré avec le professeur Albert McLean, de Colombie-Britannique, et subséquemment le Professeur Edward Veitch, du Nouveau-Brunswick. L’ambiance était très bonne et on avait tous déjà navigué dans les domaines des universités et du Barreau. On savait comment procéder et on s’entendait très bien. On recevait des manuscrits intéressants, il fallait les choisir, parce qu’on n’avait pas assez de place pour tous les publier; il fallait faire des choix difficiles. J'ai pris l'initiative de créer une rubrique bien identifiée de droit civil québécois dans chaque numéro et je crois que la tradition se perpétue encore aujourd’hui. Cela m'a permis de créer plusieurs contacts avec des collègues au Québec et ailleurs. Le Barreau canadien est un milieu sympathique. J'ai beaucoup aimé cette expérience.
Comment vous sentez-vous, à quelques semaines, de recevoir votre Médaille à la Cour d’appel du Québec, de la part du Président de l’ABC-Québec, Me Jonathan Pierre-Étienne, devant vos collègues et amis ?
Je suis très honoré, parce c'est une distinction très convoitée. Il y a beaucoup de gens qui aimeraient avoir cette médaille. Et puis, il y a un élément personnel, j'ai été un collègue du Pr Crépeau et j’ai eu la chance d’être l’un de ses amis. Aujourd’hui, le droit comparé au niveau canadien et international est pour moi un sujet d'intérêt primordial.
Pour finir, souhaitez-vous ajouter un mot de la fin ?
J'ai toujours trouvé très stimulant de participer, à ma manière et de façon modeste, au développement du droit comparé en droit civil et en droit commercial, au Québec, au Canada et au niveau international. C’est un travail enrichissant et gratifiant.
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Pour voir l'album souvenir de la remise de la Médaille Paul-André-Crépeau : Cocktail du temps des fêtes 2024