Montréal, 4 avril 2019 – Le Projet de loi 21 soulève des enjeux d’une importance capitale pour la société québécoise.
La portée de l’interdiction du port des signes religieux est, à première vue, large : elle vise non seulement les personnes en position de coercition, mais également toute personne considérée comme étant en position d’autorité. Cela inclut notamment tous les enseignants aux niveaux primaire et secondaire oeuvrant dans le réseau public, de même que les directeurs d’école et les directeurs adjoints. Dans le secteur judiciaire, le projet de loi vise notamment les juges, les procureurs incluant certains procureurs externes, les agents de la paix (policiers, gardiens de prison, agents de la faune), juges de paix, greffiers, commissaires membres de commissions d’enquête, et certains arbitres au sens du Code du travail. De plus, la clause reconnaissant des droits acquis aux employés existants ne les protègera que dans la mesure où ils demeurent dans leur poste actuel.
Le port des signes religieux est clairement protégé par la Charte québécoise et la Charte canadienne au titre de la liberté de religion, tout comme la neutralité religieuse de l’État. Il y a assurément un débat à avoir, ici et ailleurs, afin de savoir quelles interdictions associées au port des signes religieux pourraient se justifier au sein d’une société libre et démocratique, dans le respect des Chartes, instruments à la base de notre tissu social.
Dans une démocratie constitutionnelle comme la nôtre, c’est aux tribunaux que revient la responsabilité de déterminer si une loi viole les droits et libertés protégés par les Chartes, et si une éventuelle violation se justifie au sein d’une société libre et démocratique suivant des critères établis, soit que la loi répond à un objectif urgent et réel et qu’il s’agit d’une mesure proportionnelle.
En théorie, en vertu des Chartes, le législateur peut avoir recours à une clause dérogatoire dans certaines circonstances. Une telle dérogation est de par sa nature exceptionnelle. C’est d’ailleurs pour cette raison que la Charte canadienne oblige le législateur à renouveler la clause dérogatoire à chaque cinq ans afin de laisser à la population l’occasion d’exprimer son accord ou non avec l’étendue de la dérogation à nos valeurs fondamentales.
Dans le contexte actuel, l’équilibre à la base de nos Chartes est mis en péril. Le gouvernement soutient avoir la conviction que le projet de loi est modéré et respecte les Chartes, mais qu’il invoque les clauses dérogatoires « pour éviter de longues batailles juridiques ». Ce faisant, le gouvernement prive la population de l’information nécessaire afin de prendre une décision éclairée sur la question précise de l’étendue de la dérogation à nos valeurs fondamentales.
De plus, cette position a comme conséquence de remettre en question l’utilité d’un débat sur ces questions fondamentales devant les tribunaux, ou même, sa légitimité. Une telle position va directement à l’encontre du rôle essentiel que nos tribunaux jouent dans une démocratie constitutionnelle, notamment celui de statuer sur la constitutionnalité des lois après avoir eu l’occasion d’entendre toutes les parties intéressées sur la question à l’issue d’un débat complet. Le recours aux clauses dérogatoires afin « d’éviter » ce débat a donc pour effet de miner le respect envers nos tribunaux lorsqu’ils exercent leurs fonctions et assument ce rôle fondamental dans notre société. Que les juges ne soient pas élus n’affecte en rien leur légitimité; en effet, c’est en raison de leur indépendance et de leur impartialité que notre société leur a octroyé le rôle primordial de protéger nos droits fondamentaux.
La décision de recourir aux clauses dérogatoires est d’autant plus préoccupante lorsqu’on comprend que, de toute façon, la loi ne serait pas à l’abri de contestations judiciaires. En effet, penser le contraire est illusoire : des moyens de contestation basés sur d’autres articles de la Charte canadienne non couverts par la clause dérogatoire, sur le partage des compétences, sur les principes sous-jacents à la Constitution, ainsi que sur la portée des clauses dérogatoires elles-mêmes ont déjà été soulevés par des experts en droit constitutionnel dans les derniers jours. Il est à prévoir qu’il y aura bel et bien des débats judiciaires, mais au centre desquels les parties — et la société québécoise — seront privées d’une étude complète des réels enjeux que soulève l’interdiction du port des signes religieux.
L’ABC-Québec interpelle le gouvernement afin qu’il retire les clauses dérogatoires du Projet de loi 21, et qu’il laisse les tribunaux remplir la fonction dévolue par la Charte canadienne et la Charte québécoise dans notre démocratie constitutionnelle. Si, à la lumière d’un débat complet et d’une décision éclairée sur ces questions fondamentales provenant des plus hautes instances judiciaires, le gouvernement décidait tout de même, le cas échéant, d’invoquer les clauses dérogatoires, la population aura le bénéficie d’être pleinement informée sur les enjeux au coeur de cette législation.
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