ENTREVUE DE ME ISABEL SCHURMAN PAR ME MAXIME HÉBRARD
Me Maxime Hébrard, procureur aux poursuites criminelles et pénales au DPCP, s’est entretenu avec Me Isabel Schurman dans le cadre du Mois de l’histoire des femmes afin de discuter de l’impressionnant parcours de cette avocate de la défense.
* Cette entrevue a été éditée à des fins de concision
Pourquoi êtes-vous devenue avocate de la défense ?
J’avais travaillé comme journaliste et je suis allée en droit afin de me spécialiser, sans jamais avoir l’intention de pratiquer le droit. Durant mes études, j’étais l’étudiante qui levait toujours sa main lorsque le professeur demandait qui n’avait pas l’intention de travailler comme avocate. Cependant, lorsque la Charte canadienne des droits et libertés est entrée en vigueur à cette époque, un ami m’a dit qu’un stage en droit criminel à l’aide juridique me permettrait de témoigner de l’évolution des droits et libertés au Canada et me donnerait de la matière pour écrire. J’ai postulé, j’ai obtenu le stage, et après quelques semaines je savais que c’était ce que je voulais faire. Jamais je n’avais pensé devenir avocate de la défense auparavant, mais comme je l’ai toujours dit à mes étudiants, il faut suivre ses passions et rester ouvert aux opportunités.
Qu’est-ce qui vous a décidé à fonder votre propre cabinet en droit criminel ?
En deux mots, je voulais mon indépendance. J’avais eu la chance de travailler avec d’excellents avocats dans un cabinet privé, mais je voulais avoir la liberté de gérer ma vie professionnelle, sans être obligée de demander une approbation pour pouvoir, par exemple, amener ma fille de trois ans à la bibliothèque les mardis matin. Bien sûr, ce n’était pas une liberté totale, j’avais des obligations envers le tribunal et mes clients, mais cette liberté même partielle était importante pour moi. J’en ai cependant payé le prix à l’époque, au début des années 1990, car il n’y avait pas de congé de maternité, pas d’assurance pour couvrir un tel congé, mais à plus long terme j’ai toujours apprécié cette indépendance, qui me permettait de mieux équilibrer ma vie personnelle et ma vie professionnelle. En revanche, pour espérer atteindre cet équilibre, il faut savoir déléguer, on ne peut tout faire soi-même. Il faut aller chercher du soutien afin de pouvoir se concentrer sur son travail d’avocat, et s’informer auprès de collègues d’expériences sur la nature des ressources requises pour gérer son propre cabinet.
Est-ce que c’était le premier cabinet de droit criminel fondé par des femmes ?
Beaucoup de femmes pratiquaient seules à l’époque, mais c’était un des premiers cabinets où toutes les associées, par pure coïncidence, étaient des femmes. Aujourd’hui juge à la Cour du Québec, Flavia Longo était une jeune femme courageuse et tout juste graduée du barreau, qui partageait cette vision d’indépendance. Elle s’est jointe à moi pour fonder le cabinet. Nous avons fait par hasard ce qu’on n’aurait pas pu faire exprès une génération plus tôt. Surtout on nous disait qu’une génération plus tôt les clients souvent ne voulaient pas être représentés par une femme. Les temps avaient cependant évolué et je n’ai jamais eu de problème avec mes clients en raison de mon sexe. Même si nous avions commencé avec un bureau d’ « avocates », par la suite, nous avons accueilli plusieurs associés masculins au sein de notre cabinet.
Comment votre cabinet est-il devenu l’un des plus importants cabinets de droit criminel au Québec ?
C’est tout un compliment que vous nous faites! Fondamentalement, j’ai toujours cru en notre cabinet, ainsi qu’en la qualité des avocat(e)s et du personnel avec qui nous travaillions. Nous avons essayé de faire preuve de flexibilité et nous adapter aux changements dans la pratique. Surtout, notre cabinet a toujours été guidé par des valeurs d’une grande importance personnelle : le droit de chacun à une défense pleine et entière, le souci de donner une voix à ceux qui n’en ont pas, et le désir d’agir comme chien de garde de notre système de justice. Les avocat (e)s de la défense jouent un rôle primordial dans le maintien des valeurs fondamentales. Sans un barreau de la défense fort, le droit à une défense pleine et entière perdrait son sens, il deviendrait alors trop facile pour les autres acteurs du système de tourner les coins ronds et de ne pas respecter les droits fondamentaux. Également, j’ai toujours pensé qu’un cabinet d’avocat(e ) devait offrir une atmosphère de travail chaleureuse, respectant les êtres humains et encourageant la curiosité intellectuelle.
Quel est l'accomplissement professionnel dont vous êtes le plus fière ?
Je suis fière de notre travail dans de nombreux dossiers, mais deux cas me viennent particulièrement à l’esprit. Un était une bataille de onze années menées avec deux autres juristes qui s’est terminée avec une victoire à la Cour suprême du Canada. Dans un autre j’ai passé trois ans à faire des allers-retours en Gaspésie pour représenter 72 pêcheurs autochtones accusés de pêche illégale, qui ont tous été éventuellement acquittés. Au début, les accusés ne savaient même pas qu’ils avaient le droit de comprendre ce qui se passait en salle de Cour. Lors d’une de mes visites, un des aînés de la communauté m’a dit : « every time you come down here to plead, our people go home proud ». J’étais contente d’avoir pu donner une voix à ces accusés qui n’en avaient pas. Au-delà d’une seule cause, ce qui est important pour moi c’est de ne jamais perdre le goût de me battre pour les gens qui ont besoin d’être représentés; de conserver cette ténacité qui m’habite depuis mes débuts dans la pratique.
Quel conseil donneriez-vous à une jeune avocate qui veut fonder son propre cabinet, que ce soit en droit criminel ou dans un autre domaine du droit ?
Il faut prendre conseil auprès des personnes qui ont déjà lancé leur propre cabinet, puis s’inspirer des cabinets qui fonctionnent de la façon dont on voudrait organiser son bureau. Je lui conseillerais également de ne pas chercher à tout faire soi-même. Il faut s’informer sur les ressources disponibles et bien s’entourer afin de s’assurer que le travail est bien accompli de manière professionnelle. Quant au développement de la clientèle, la méthode va varier en fonction du type de clientèle visée. Si la clientèle est référée par des avocat(e)s œuvrant dans d’autres domaines, il faut être visible pour ces avocat(e)s. Si la clientèle est référée par des organismes communautaires, il faut s’impliquer dans ces organismes. La meilleure façon de développer sa propre approche est de s’informer auprès des avocat(e)s qu’on respecte dans son domaine.
Quels sont vos plans d'avenir, pour vous et votre cabinet ?
Je veux continuer aussi longtemps que ma santé me le permet, continuer à m’adapter au changement, continuer à croire en l’importance de notre travail comme chien de garde. Si vous me dites que nous avons réussi à inspirer les jeunes femmes, je suis ravie, et je souhaiterai continuer à inspirer celles qui veulent fonder leur propre cabinet. Elles doivent comprendre que c’est possible.