Entrevue avec Madame Céleste Trianon, Fondatrice de la clinique Juritrans et étudiante en droit à l'Université de Montréal.
Quelle a été votre réaction lorsque vous avez appris que vous étiez l’heureuse récipiendaire du Prix étudiant - Engagement social ?
J’étais dans un taxi à Edmonton, pour le travail, quand j’ai appris la nouvelle. J’étais très heureuse de recevoir le prix, et surtout de savoir non seulement que ce prix sera remis à une personne trans, mais aussi voir que cette communauté commence à prendre finalement sa place dans la société civile comme elle l'aurait dû et pu l’être il y avait 50, 100, 1000 ans.
Vous avez fondé une clinique juridique multiprovinciale qui s’appelle Juritrans – un service d’information et d’accompagnement juridique pour le changement de nom et de la mention du sexe au Québec, en Nouvelle-Écosse et à Terre-Neuve, pour les personnes trans et non binaires. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre engagement ?
Les services juridiques pour les personnes trans et non binaires sont quasi non existants au Québec. Nous nous retrouvons dans une situation où trop souvent, ces personnes sont victimes de discrimination. Également, il y a une absence quasi-totale de confiance chez les personnes trans envers le système de justice, et c’est d’ailleurs pourquoi il y a si peu de jurisprudence en matière de discrimination anti-trans, malgré le fait que l’on sait — la recherche le dit ! — que c'est un phénomène systémique qui attaque une majorité de la population trans. À l'époque, entre 2014 et 2018, il y avait une clinique juridique trans à Montréal : celle-ci avait été créée à l’initiative de Samuel Singer, maintenant professeur en droit, en partenariat avec la Faculté de droit de l'Université McGill. Malheureusement, la clinique n’a pas perduré dans le temps. Sam m’a grandement inspiré ; par exemple, l'accompagnement et le changement de nom, qui est l’un des services les plus demandés par les personnes trans, est un service directement inspiré par son travail. Je milite grandement pour les droits des personnes trans. Un de mes plus grands combats est le projet de loi 2 et la reconnaissance législative des personnes non binaires à l'état civil. Nous avons réussi à gagner ce combat. D'ailleurs, dans le cadre de ce combat, Me Audrey Boctor a remporté le Prix Allié de la Section sur l'orientation et l'identité sexuelles maintenant connu sous le nom, Alliance de l'ABC et Me Michel Bélanger Roy a gagné le Prix pro bono – Rajpattie-Persaud, remis par la Division, l'an passé. Le gouvernement du Québec continuait à discriminer systématiquement les personnes trans et non binaires, et le Québec est d’ailleurs la dernière province, à plusieurs égards, à avoir reconnu l’inclusion des personnes trans et non binaires à la société civile. La version initiale du projet de loi 2 aurait été un recul pour les droits des personnes trans et non binaires— et c’est pourquoi nous avons milité longuement pour contrer cela, nous menant également à pouvoir dire aujourd’hui que c’est un succès. Notre demande initiale concernait la gratuité des changements de la mention du sexe et celle-ci a été partiellement accordée : ceci a fait en sorte que cette procédure soit beaucoup plus accessible qu’avant. Cette procédure n’est pas forcément longue, mais c'est une procédure très lourde administrativement. En effet, elle est difficile à compléter et implique l’intervention d’une personne tierce le plus souvent, ce qui rend les choses compliquées; j’ai parfois des clients qui attendent 5 à 10 ans avant de faire la demande pour changer la mention de sexe. Initialement, il s’agissait d’un projet pilote d'une semaine, visant à pallier la demande cumulative pour la mention du sexe « X » suite à sa légalisation. Lors de cette première semaine, nous avons eu environ 200 clients, ce qui est très atypique pour une clinique juridique. J’ai donc décidé de développer ce service plus largement. À ce jour, nous avons un bureau permanent à Montréal, et nous partageons notre siège social avec trois autres organismes LGBTQ+. Cette configuration nous permet d’étendre nos services et de travailler en synergie avec eux pour aider les jeunes queer et trans à s’épanouir. Nous avons aussi des bureaux pop-up régulièrement à Québec afin de desservir l’Est de la province, et desservons parfois d’autres régions en personne, telles que Gatineau. Cet hiver, nous avons pu piloter pour la première fois un service virtuel afin de permettre à des personnes qui habitent aussi loin qu’en Abitibi ou à Sept-Îles d’accéder à nos services. J’ai également pu piloter des services à Terre-Neuve (St. John’s) et en Nouvelle-Écosse (Halifax) et ça a été des succès; cet été, nous allons étendre nos services à Cape Breton. Ce n’est pas juste seulement d’offrir un service : c’est également un travail de militantisme. Je me bats, par exemple, pour que la gratuité soit accordée aux changements de nom en Nouvelle-Écosse. Là-bas, ça coûte environ 250$ par personne. La communauté des personnes trans et non binaires gagne en général très peu d'argent et souvent, ils n’ont pas les moyens de pouvoir se payer ces services (Selon l’étude Trans Pulse Canada (2019), 50% ≤ 30,000$ au Canada; 58% ≤ 30,000$ au Québec). Il n’y a pas d’aide financière, de filet social spécifique pour les personnes trans et les autres communautés hautement marginalisées; même les moyens généraux de soutien, tels que l'aide sociale et l’aide juridique, s’avèrent insuffisants. C’est sûr qu’il y a certaines personnes trans qui en bénéficient, mais cela n’est pas suffisant pour faire sortir cette population du seuil de la pauvreté.
Est-ce que les personnes qui vous sollicitent changent à la fois leur nom et la mention de sexe ? Avez-vous noté une tendance ?
Au Québec, il existe deux régimes juridiques : il y a le régime juridique qui s’occupe du changement de la mention de sexe (arts. 71 et suiv. C.c.Q.), qui permet de changer ton ou tes prénoms en même temps, et il y a aussi le régime de changement de nom (arts. 58 et suiv. C.c.Q.) proprement dite, qui d’ailleurs est la seule manière de changer ton nom de famille. Il s’agit de deux régimes juridiques complètement distincts. J'ai appris à les connaître, donc j’offre des informations juridiques et de l’accompagnement à ce sujet. Bien sûr, il y a des personnes qui demandent de l'aide pour les deux. Je garde parfois des clients pendant un an, car ils souhaitent changer leur nom de famille ainsi que leur mention de sexe. Ce sont des cas très complexes. Pour moi, les cas les plus difficiles sont les cas où le droit de l’immigration commence à entrer en jeu, ou bien lorsqu’il s’agit de personnes qui habitent hors Québec. La procédure est beaucoup plus complexe dans ce cas-là, à cause de la manière dont le registre d'état civil et le régime des changements de nom sont gérés. Nous travaillons sur des cas variés, rendant notre travail plus intéressant.
J’ai lu sur votre site que la clinique Juritrans avait aidé plus de 800 personnes depuis 2022 : Pouvez-vous me partager vos réussites et les difficultés que vous rencontrez en ce moment ?
Créer un nouvel organisme communautaire, c'est toujours un défi énorme. Mon projet était de créer à la fois une clinique juridique et un organisme LGBTQ+, ce qui était une première au Québec. Il est nécessaire d’identifier les besoins et mettre en place des initiatives qui n'existent pas encore ! Aujourd’hui, j’ai deux projets en développement, un service pour les victimes d’actes criminels haineux et discriminatoires envers les personnes trans et non binaires et un projet pilote visant à amener la justice chez la communauté, en leur offrant des consultations juridiques sans coût, menées d’avant par des avocat·es et des notaires formé·es spécifiquement à ces fins, afin de davantage casser les barrières.
Est-ce que vous sollicitez des partenaires pour obtenir de l’aide financière ?
Oui ! En fait, Juritrans a présentement deux bailleurs de fonds. Premièrement, le Réseau Enchanté, un regroupement d’organismes LGBTQ+ au niveau pancanadien, nous a octroyé du financement afin de nous permettre de bâtir nos services eu égard aux victimes d’actes criminels et haineux trans et non-binaires. Deuxièmement, la Chambre des notaires a un projet avec nous, nous permettant de bâtir un projet pilote afin d’offrir des consultations juridiques gratuites cet été. Sinon, je bénéficie ici et là de dons et de commandites pour des événements et des occasions spéciales — disons-le, ça aide énormément.
Combien de personnes travaillent avec vous ?
Nous avons une personne salariée qui travaille sur le projet pour les victimes d’actes criminels haineux et discriminatoires. Moi ? Pour l’instant, je suis complément bénévole, mais je bénéficie d’un salaire selon la disponibilité des subventions.
La clinique offre des occasions de stage et de bénévolat pour d’autres étudiant·e·s en droit trans, pouvez-vous m’en dire plus ?
C’est un peu une nouveauté pour nous. L’année dernière lors de notre premier projet pilote, nous avons pu prendre en charge trois étudiants bénévoles en droit et, cette année, nous allons pouvoir augmenter nos effectifs grâce à deux étudiants de l’Université de McGill, qui feront leur stage avec nous. Nous essayons de collaborer avec des facultés de droit afin de créer des expériences éducatives pour les étudiants trans et queer, qui n'auraient autrement pas vraiment accès à des stages où ils pourraient soutenir directement la communauté. Trop souvent on ne pense pas à la réalité in concreto au sein des facultés de droit, et c’est justement ça que je souhaite pallier en ce moment. J’ai appris à quel point c’est important de soutenir les communautés directement, de donner mon temps sur le terrain et de viser une meilleure justice sociale. Il y a des êtres humains qui en souffrent. Le droit n’est pas juste quelque chose qui est lu, compris, ou interprété : le droit se vit.
Vous êtes aussi conférencière sur les droits et réalités sociales des personnes trans auprès de divers organismes, comment arrivez-vous à conjuguer vie personnelle et vie professionnelle ?
Pour être honnête, je ne sais pas. J’ai quatre cours intensifs pour la présente session d’été, dont deux à l’Université de Montréal et deux autres en tant qu’étudiante libre à l’Université d’Ottawa. J’ai un horaire très chargé que j’arrive à gérer, mais difficilement. Je fais des conférences sur invitation, et c’est une bonne façon pour moi de discuter des enjeux qui me touchent profondément, de transmettre des informations à des personnes qui n’auraient pas l’occasion de parler à une personne trans, voire même comprendre les réalités de cette communauté fort médiatisée.
À titre personnel quels sont vos projets et ambitions pour l’avenir ?
Premièrement, je veux juste me dédier entièrement à la justice de la communauté trans, que ce soit au niveau constitutionnel ou sur le terrain. À court terme, j’ai des projets d’études : par exemple, obtenir mon baccalauréat en droit ainsi que mon permis d'exercice du Barreau, mais je vais devoir y réfléchir plus sérieusement.
Vous êtes membre de l’ABC-Québec, pourquoi avez-vous choisi notre association ?
J’ai adhéré à l’ABC-Québec l’année passée (en 2023), car c’est une grande communauté de juristes qui font de belles choses. Parfois, je suis présente à des formations, à des revues de jurisprudence, et ce sont de belles opportunités d’apprentissage; cela m’aide à rester au courant de l’actualité juridique. En tandem avec d’autres services que j’utilise, tel que SOQUIJ, ça me permet à ne rien manquer— quelque chose qui est essentiel dans un monde juridique qui évolue aussi rapidement.
Est-ce que vous souhaitez nous partager quelque chose en particulier ?
Parfois, j’ai peur de ce que l’avenir nous réserve. La profession juridique doit commencer à agir, on ne peut pas prétendre que tout va bien et cesser entièrement de militer pour la justice— c’est la raison d’être pour plusieurs d’entre nous qui ont mis les pieds dans une faculté de droit pour la première fois. Au final, une injustice pour une personne, c’est une injustice pour tous; une personne qui ne peut accéder à la justice, que ce soit par cause de discrimination ou par inaccessibilité, c’est une personne qui perdra confiance dans ledit système, potentiellement pour toujours.
Mon appel à toute la communauté juridique qui lira cet article : faites quelque chose, allez-vous impliquer, donnez en temps ou en argent. Il y a plusieurs manières de soutenir la communauté trans, mais sachez que c’est d’une importance capitale aujourd’hui. Utilisez votre privilège d’être avocat pour soutenir les personnes les plus démunies, c’est parmi l’un des gestes les plus honorables que vous pouvez faire. Ne défendez pas juste la règle de droit; défendez la justice.