Par M. Mario Michas[1]
Lors de son premier discours en tant que président de l’Association du Barreau canadien, Me Steeves Bujold a déclaré que l’une de ses priorités sera de lutter pour l’indépendance judiciaire. Me Bujold a déclaré, « J’aimerais faire écho à l’appel à l’action lancé par notre juge en chef en juin dernier et aussitôt qu’un incident qui attaque l’indépendance des juges survient, nous devons réagir. Nous devons dénoncer ».[2] Me Bujold n’est pas le seul à se préoccuper des attaques visant les juges. Me Martine Burelle, présidente de l’ABC-Québec, a écrit dans un article paru dans le Devoir, « Les attaques gratuites visant l’impartialité des tribunaux doivent cesser ».[3] Ces propos nous indiquent que l’ABC prend les attaques gratuites contre les juges sérieusement. Dans cette optique, il convient d’examiner le phénomène que constituent ces attaques.
Indépendance judiciaire
L’expression « indépendance judiciaire » est très souvent employée par les juristes et les commentateurs, mais que veut-elle dire? Il s’agit d’un concept qui a pris des siècles à se développer et continue à se développer. Essentiellement, l’indépendance judiciaire fait référence à trois éléments : l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance administrative des juges.[4] L’indépendance judiciaire a non seulement une composante individuelle liée au juge, mais aussi une composante institutionnelle liée aux tribunaux. L’indépendance institutionnelle concerne le rôle des tribunaux en tant « qu’organes constitutionnels et protecteurs de la constitution et des valeurs fondamentales qui y sont enchâssées (…) ». L’indépendance individuelle, quant à elle, fait référence à « la liberté complète des juges pris individuellement d’instruire et de juger les affaires qui leur sont soumises ».[5] L’indépendance judiciaire est donc nécessaire à la résolution des différends de manière juste et impartiale.
Critiquer la magistrature
D’abord, que veut dire « attaque gratuite »? Il faut garder en tête que tous ont le droit de critiquer une décision judiciaire, de dire que le ou la juge a eu tort, s’est trompé.e dans son articulation du droit ou de son application aux faits. La liberté de critiquer ceux qui ont les pouvoirs dans une société est essentielle pour la démocratie.[6] Une attaque gratuite est une attaque « qui n’a pas de raison valable; de fondement, de preuve ».[7] Les attaques gratuites sont souvent celles qui ciblent les juges personnellement, plutôt que leurs jugements. Il est légitime de critiquer un jugement avec lequel on est en désaccord, mais il est inacceptable de critiquer les juges de manière ad hominem en l’absence de comportement répréhensible. Traiter un juge de façon impolie ou utiliser certaines opinions qu’il ou elle a eues par le passé pour discréditer son jugement ne mène à rien de positif. Au contraire, ceci mène à une culture de méfiance envers les juges. Ce type de culture, si elle se perpétue, peut miner la confiance du public envers le système de justice. Comme l’a souligné le très honorable Richard Wagner, juge en chef du Canada, il faut que le public ait confiance au système de justice pour éviter l’anarchie.[8]
Attaques gratuites
Alors, y a-t-il des attaques gratuites contre les juges au Canada? Malheureusement, les exemples d’articles truffés d’attaques gratuites contre les juges foisonnent. À titre d’exemple, le juge en chef du Canada et la juge Corriveau de la Cour supérieure du Québec ont récemment fait l’objet de ce type d’attaques. Dans un des articles, l’auteur qualifie la juge Corriveau d’« intrinsèquement biaisée » et argumente que son jugement reflète des prises de position de cette dernière qui remontent à près de 30 ans[9]. Rappelons que la juge Corriveau a rendu un jugement dans lequel elle a suspendu temporairement l’application de certaines dispositions de la loi 96.[10] L’auteur de cet article ne traite aucunement du fond du jugement ni de son articulation du droit.
Dans un autre article, l’auteur se concentre sur le juge en chef du Canada. L’auteur traite de l’arrêt Jordan et écrit, « Le juge en chef utilise ici un chantage éhonté pour obtenir plus d’argent, se livrant à une campagne politique incompatible avec sa fonction. De fait, il expose au grand jour son insensibilité face aux souffrances des victimes de crimes ».[11] Encore une fois, l’auteur ne traite pas du fond du jugement.
Conséquences des attaques gratuites
Pourquoi est-ce que ce type d’intervention mine l’indépendance judiciaire? Parce que la prolifération continue de tels propos est susceptible d’influencer le public et de se transformer de commentaires isolés à de véritables courants de pensée. Si le public commence à croire ce type de propos, il peut y avoir des conséquences non seulement sur la confiance du public en nos institutions judiciaires, mais également pour les juges eux-mêmes. Les juges peuvent se voir harceler et ceci commencerait à éroder la « liberté complète des juges ». On peut dire que ceci relève de la science-fiction, mais on aurait tort, car il n’y a pas si longtemps, le juge en chef de la Cour du banc du roi du Manitoba, Glenn Joyal, a été suivi chez lui par un détective privé engagé par les avocats des parties d’une affaire qu’il étudiait.[12] En outre, des avocats, qui sont censés être des officiers de justice, auraient embauché le détective privé. Heureusement, ces avocats font face à des accusations d’intimidation et sont sous enquête.[13]
Appel à la dénonciation
Telles sont les conséquences potentielles des attaques gratuites contre les juges. Il peut y avoir de la violence et du désordre, deux éléments qui sont contraires à la vie en société. Bien qu’il n’y ait pas de solution magique pour résoudre ce problème, on peut commencer par dénoncer ces attaques. Il faut applaudir les propos et les actions de Me Bujold et de Me Burelle. Leur appel à la défense de l’indépendance judiciaire nous fournit le début d’une solution. Un appel qu’il faut prendre au sérieux si l’on veut continuer de bénéficier des fruits de l’indépendance judiciaire.
[1] Candidat au BCL/JD à la Faculté de droit de l’Université McGill. Représentant de la Faculté de droit de l’Université McGill à la section étudiante de l’ABC et de l’ABC-Québec.
L’auteur aimerait remercier les équipes de la section étudiante de l’ABC-Québec. L’auteur aimerait remercier en particulier Me Bernard Amyot, Ad.E pour ses commentaires minutieux sur une version antérieure de ce texte. Son aide a été essentielle à l’amélioration de l’article.
[2] The Canadian Bar Association, « CBA President Steeves Bujold unveils his priorities | Steeves Bujold dévoile ses priorités » (16 septembre 2022) à 9m:01s-9m:21s (video): YouTube <https://www.youtube.com/watch?v=3ohns66
rxU0>.
[3] Martine Burelle, « Les attaques gratuites contre les juges doivent cesser », Le Devoir (3 septembre 2022), en ligne : <https://www.ledevoir.com/opinion/idees/752466/idees-les-attaques-gratuites-contre-les-juges-doivent-cesser>.
[4] Voir Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.), [1997] 3 RCS 3 au para 118, 1997 CanLII 317, juge en chef Lamer.
[5] Voir ibid au para 123.
[6] Voir Reference Re Alberta Statutes - The Bank Taxation Act; The Credit of Alberta Regulation Act; and the Accurate News and Information Act, [1938] RCS 100 à la p 146, 1938 CanLII 1, juge Cannon. Voir Switzman v Elbling and Quebec (AG), [1957] RCS 285 à la p 306, 1957 CanLII 2, juge Rand.
[7] Voir Josette Rey-Debove et Alain Rey, dirs, Le Petit Robert, éd 2014, Paris, Le Robert, 2013, sub verbo « gratuit » à la p 1182.
[8] CPAC, « Juge en chef Richard Wagner – La démocratie et la justice » (2 avril 2019) à 1m : 24s (vidéo) : YouTube <https://www.youtube.com/watch?v=Ubv7AAw6l48>.
[9] Frédéric Bastien, « Une juge ex-militante du « non » suspend la loi 96 », Le Journal de Montréal (17 août 2022), en ligne : < https://www.journaldemontreal.com/2022/08/17/une-juge-ex-militante-du--non--suspend-la-loi-96 >.
[10] Voir Mitchell et al c Procureur général du Québec, 2022 QCCS 2983.
[11] Fréderic Bastien, « Le chantage éhonté du juge en chef de la Cour suprême », Le Devoir (11 juillet 2022), en ligne : <https://www.ledevoir.com/opinion/idees/732255/le-chantage-ehonte-du-juge-en-chef-de-la-cour-supreme?utm_source=recirculation&utm_medium=hyperlien&utm_campaign=corps_texte>.
[12] Voir « Un détective privé embauché pour surveiller un juge en chef du Manitoba », Radio-Canada (13 juillet 2021), en ligne : <https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1808411/eglise-proces-restrictions-sanitaires-manitoba-glenn-joyal-covid>.
[13] Voir Gavin Boutroy, « Un deuxième avocat albertain arrêté pour avoir intimidé un juge au Manitoba », Radio-Canada (12 janvier 2023), en ligne : <https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1947765/jay-cameron-avocat-eglises-covid >.